N°48 LE MÉPRIS
d'Alberto Moravia (1954)
Il ne s'agit pas d'une méprise : en numéro 48 on trouve bel et bien Le Mépris d'Alberto Moravia (1907-1990). Quand on évoque Le Mépris, on pense tout de suite à la musique de Georges Delerue et à Brigitte Bardot Brune (B.B.B.) qui demande : « Et mes fesses, tu les aimes mes fesses ? » Or cette tirade ne figure pas du tout dans le livre, même si Jean-Luc Godard a été relativement fidèle à la trame du roman : un homme emmène sa femme à Capri dans le but de sauver leur couple, et l'excursion produit l'effet inverse. (Hervé Vilard en a d'ailleurs fait une chanson célèbre : « Capriii, c'est finiii/Et dire que c'était la ville de mon premier amouuur ».)
La première phrase est restée dans les mémoires, plus encore que l'inquiétude de Brigitte Bardot sur son postérieur rebondi : « Durant les deux premières années de mon mariage, mes rapports avec ma femme furent, je puis aujourd'hui l'affirmer, parfaits. » Cette façon de démarrer par un constat optimiste dans lequel on sent le désastre à venir fait écho à l'incipit d'Aurélien d'Aragon : « La première fois qu'Aurélien vit Bérénice, il la trouva franchement laide. » Moralité : dans les bons romans, il faut que les couples parfaits se quittent, et que les gens qui se trouvent moches tombent amoureux. Sinon, il n'y aurait rien à raconter.
Riccardo, le narrateur du Mépris, est un faible, un anti-macho, ce qui est étonnant pour un Italien : sa femme Emilia veut un appartement, alors au lieu d'écrire des pièces de théâtre, il devient scénariste de cinéma pour rembourser les crédits immobiliers. C'est précisément parce qu'il a cédé à ses exigences que sa femme le méprise : elle lui en veut de faire ce qu'elle lui a demandé! Ou bien parce qu'il semble la pousser dans les bras d'un producteur vulgaire nommé Battista... Le message de Moravia est clair : Messieurs, n'obéissez pas à votre femme si vous voulez qu'elle vous admire! (Parlait-il de la sienne, Elsa Morante, autre écrivain célèbre dont il divorça huit ans plus tard?) Qu'attendent les Chiennes de Garde pour intervenir ? Le Mépris est le premier roman qui analyse les dégâts du féminisme sur la virilité. En réalité, Alberto Moravia n'était pas misogyne mais préoccupé. Il pressentait les limites de la lutte pour l'égalité des sexes : il s'agissait d'obtenir la parité mais non d'inverser les rôles. Moravia est ainsi l'un des premiers écrivains au monde à décrire l'homme moderne, ce lâche mercantile, dépassé par la puissance nouvelle de la femme, paumé dans un monde artificiel, sans autres idéaux que la belle maison, la belle bagnole, la belle fiche de paie. Nous vivons dans une civilisation matérialiste qui tue l'amour : on s'offre des cadeaux au lieu de s'aimer. Ce piège du confort moderne fut par la suite décliné sur le mode glacé par Georges Perec dans son remarquable premier roman : Les Choses (1965). Mais avant lui, les grands romans moraviens (Les Indifférents en 1929, L'Amour conjugal en 1949, Le Mépris en 1954, L'Ennui en 1960) expriment délicatement ce malaise : l'impossibilité du couple dans une société hypocrite qui fait semblant de le célébrer alors qu'elle met tout en œuvre pour le briser (en glorifiant l'individu et le désir, en créant la nouvelle religion du sexe et de l'argent). Moravia : ancêtre de Houellebecq? Dans Le Mépris, il enferme Riccardo et Emilia sur une île enchanteresse et les regarde s'engluer dans le malentendu avec une délectation morose : « L'objet de ce récit est de raconter comment, alors que je continuais à l'aimer et à ne pas la juger, Emilia au contraire découvrit ou crut découvrir certains de mes défauts, me jugea et, en conséquence, cessa de m'aimer. » Contrairement à sa femme, moi je l'aime bien ce Riccardo qui nous ressemble, à nous les hommes occidentaux, victimes et complices de la société de surconsommation égoïste. Je conclurai sur un calembour dont je ne suis pas peu fier : dans le monde actuel, l'homme de Moravia est mort à vie.